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A minuit, Maddie Edmonson arpentait mollement la coursive centrale du pont 3, histoire de tromper son ennui. Lorsque ses grands-parents lui avaient annonce qu’ils lui offraient cette traversee pour ses seize ans, elle avait trouve l’idee trop geniale, mais personne ne lui avait annonce la couleur a l’epoque et elle etait loin de se douter de l’enfer qui l’attendait. Tous les endroits un peu marrants - les casinos, les discotheques et les clubs - lui etaient interdits puisqu’elle n’etait pas majeure. Et les spectacles auxquels elle avait le droit d’assister etaient tous des trucs grotesques pour centenaires : la Revue Magique d’Antonio, le Blue Man Group, Michael Bubble interpretant le repertoire de Sinatra, Elle avait vu tous les films, les piscines du bord etaient toutes fermees a cause du mauvais temps, la bouffe des restaurants etait trop sophistiquee pour elle et le mal de mer l’empechait de manger des pizzas et des hamburgers. Rien d’autre a faire que d’assister a des spectacles ringards en compagnie de vieux croutons qui passaient leur temps a regler leurs sonotones.
Le seul truc un peu marrant depuis le debut de la traversee avait ete ce cadavre pendu derriere le rideau du Belgravia. Maddie avait pris son pied en voyant toutes ces vieilles taupes pousser des cris d’orfraie et tous ces vieux croulants s’etrangler pendant que les officiers et les membres d’equipage couraient dans tous les sens comme des poulets sans tete. Mais quoi qu’on en dise, elle n’y croyait pas. Il y avait forcement un trucage, c’etait juste un moyen de faire parler du film. Ces trucs-la, ca n’arrive qu’au cinema, jamais dans la vraie vie.
Maddie passa devant les portes en verre chargees de dorures du Trafalgar, le club le plus couru du bord. Des rythmes filtraient de la boite de nuit et elle s’arreta pour couler un regard a l’interieur malgre l’eclairage tamise. Des silhouettes minces, surtout des etudiants et de jeunes actifs, s’agitaient au rythme des stroboscopes dans un nuage de fumee artificielle. Devant l’entree du club se tenait l’inevitable videur, un beau gosse elance en smoking, mais un videur tout de meme, paye pour empecher les mineurs de s’amuser comme leurs aines.
Elle poursuivit son chemin, l’air morose. Si la fete battait son plein dans les clubs et les casinos, les vieilles chouettes et leurs croulants avaient curieusement deserte les galeries commercantes. A tout coup, ils se terraient dans leur cabine. Quelle bande de nuls. Il ne manquait plus qu’ils instaurent un couvre-feu, comme en circulait la rumeur. Ce serait la fin des haricots. Maddie se demandait bien pourquoi on faisait autant de foin pour un simple canular, meme s’il etait un peu macabre.
Elle prit l’ascenseur, descendit a l’etage inferieur le temps de regarder les vitrines chic de Regent Street, puis elle emprunta un escalier. Ses grands-parents etaient deja couches mais elle n’avait pas du tout sommeil. Cela faisait plus d’une heure qu’elle errait sans but precis. Elle poussa un grand soupir et glissa les ecouteurs de son iPod dans ses oreilles pour ecouter Justin Timberlake.
Arrivee devant des ascenseurs, elle prit place dans la premiere cabine disponible, ferma les yeux et appuya sur un bouton au hasard. L’ascenseur entama sa descente pour s’arreter presque tout de suite et elle decouvrit une coursive interminable. Celle-ci etait plus etroite que les autres, mais Maddie monta le volume de son iPod et poursuivit son errance d’un pas trainant. Au detour d’un couloir, elle ouvrit d’un coup de pied une porte sur laquelle figurait une pancarte qu’elle ne prit pas la peine de lire, descendit d’un etage et continua son exploration. La coursive faisait un virage a angle droit et elle venait a peine de tourner le coin lorsqu’elle eut l’impression d’etre suivie.
Elle se retourna, constata qu’il n’y avait personne, retourna sur ses pas afin de tourner a nouveau le coin : personne.
Un bruit quelconque, il faut dire que ca ne manquait pas sur ce bateau qui vibrait et bourdonnait de tous les cotes comme une usine.
Elle reprit son petit tour, s’amusant a rebondir d’un mur a l’autre a grands coups de coude. Plus que quatre jours et elle serait a New York. Elle n’en pouvait plus de ne pas voir ses copains.
Et voila que ca recommencait. Comme si quelqu’un la suivait.
Elle s’immobilisa et retira ses ecouteurs, mais elle eut beau regarder devant et derriere, la coursive etait deserte. Maddie ne savait pas du tout dans quelle partie du bateau elle se trouvait. Une coursive avec de la moquette comme partout ailleurs, et ce qui ressemblait a des salles de reunion des deux cotes. L’endroit etait anormalement vide.
Elle repoussa ses cheveux en arriere d’un geste impatient, furieuse de se laisser impressionner comme tous ces vieux debris. Elle passa un oeil dans l’une des pieces a travers un hublot interieur et apercut une batterie d’ordinateurs alignes sur une table. Elle hesita un instant a se brancher sur Internet avant de changer d’avis, convaincue que tous les sites un peu bien seraient bloques.
Elle s’eloignait du hublot lorsqu’elle vit du coin de l’oeil quelque chose bouger et une ombre se cacher dans un renfoncement. Pas d’erreur, il y avait quelqu’un.
— He ! cria-t-elle. Qui est la ?
Pas de reponse.
A coup sur, c’etait une femme de chambre. Il y en avait en pagaille sur le bateau. Elle repartit d’un pas plus rapide, ses ecouteurs a la main. En plus, le coin n’etait pas tres gai, le mieux etait de retourner du cote des boutiques. Tout en avancant, elle cherchait des yeux l’un des plans affiches un peu partout lorsqu’elle crut discerner au-dessus de la rumeur des machines le bruit etouffe de pas sur la moquette.
Qu’est-ce que c’etait que cette connerie ? Elle accelera et changea de cap a plusieurs reprises au gre des couloirs qu’elle croisait sans trouver le moindre plan ou le moindre moyen de se reperer Rien que des coursives interminables qui se ressemblaient toutes, sauf qu’il y avait maintenant du lino par terre, au lieu de la moquette.
Maddie comprit qu’elle se trouvait dans une zone du paquebot reservee au personnel Elle n’avait pas du voir la pancarte Entree interdite quand elle avait ouvert cette vacherie de porte d’un coup de pied. De toute facon, elle n’avait pas envie de revenir en arriere.
Cette fois, celui qui la suivait ne cherchait meme plus a etouffer le bruit de ses pas et faisait expres de marcher au meme rythme qu’elle. Un maniaque sexuel, peut-etre ? Elle n’avait qu’a s’enfuir en courant, elle etait sure de pouvoir distancer n’importe quel vieux vicelard. Elle plongea a travers la premiere porte venue, descendit a toute vitesse un escalier metallique et se retrouva dans une autre coursive. Derriere elle, l’escalier resonnait des pas de son poursuivant et elle se mit a courir.
La coursive faisait un coude et se terminait en cul-de-sac devant une porte sur laquelle etait peint en lettres rouges :
RESERVE AU PERSONNEL DES MACHINES
Elle tourna la poignee, mais la porte etait fermee a cle. Affolee, le souffle court, elle se retourna en entendant quelqu’un courir derriere elle. Elle essaya a nouveau d’ouvrir la porte en tournant la poignee dans tous les sens. Dans sa panique, l’iPod tomba de sa poche et roula un peu plus loin.
Maddie regarda autour d’elle, cherchant desesperement une autre porte ou bien une issue de secours, n’importe quoi.
Les pas se rapprochaient de plus en plus et une silhouette apparut soudain.
Maddie tressaillit, prete a hurler, puis elle fondit en sanglots de soulagement.
— Mon Dieu, si j’avais su que c’etait vous, hoqueta-t-elle. Je croyais… je croyais que j’etais poursuivie. Je sais pas, je me suis perdue. Si vous saviez comme je suis contente de vous voir…
La lame du couteau fendit l’air a une telle vitesse que Maddie n’eut jamais le temps de crier.